Le risque de recruter, du pareil au même

Paroles d'expert

6 décembre 2019

Une décision de recrutement peut tenir à peu de choses, au sentiment puissant et diffus d’être en affinité avec un candidat. “Recruter cette personne est une évidence”, pense-t-on alors. Une évidence qui peut être trompeuse !

Combien de fois ai-je dû épeler mon nom, C-H-E-K-R-O-U-N ? Mon père avait tenu à me prévenir : avec un nom comme le tien, il faudra te battre plus que d’autres.

Je ne sais plus si j’ai vraiment cru à ses propos, ni même si sur-le-champ je leur ai réellement prêté attention. Ils me sont revenus en tête plus tard. Fort de mon master en psychologie, j’avais postulé un emploi qui me tenait à cœur. Tout s’était bien déroulé. Jusqu’au dernier entretien. J’y étais en concurrence avec une seule autre candidature, une jeune femme issue de la même formation que moi, qui avait obtenu les mêmes diplômes et en même temps. C’est elle qui fut retenue. Et pas moi. Nous nous étions souvent côtoyés toutes ces années, une collègue. La déception en fut plus vive : quel sentiment d’échec ! Elle était donc plus compétente. Mais la naïveté de ce constat vexant fut vite lézardée d’une question insistante. Mais en quoi m’était-elle supérieure finalement, en quoi ? Mon esprit critique s’engouffra dans la brèche. Elle, elle portait un nom bien d’ici et s’était nourrie de l’éducation bourgeoise d’un quartier parisien des plus huppés. Pas moi. 

Elle, elle était venue en voisine. Moi, j’avais dû traverser le périphérique.

Toute la différence était là, je n’en doutais plus, pas sur le moment. Ce fut comme une révélation : on ne recrute que ceux qu’on connaît ou ceux qu’on reconnaît. Ma rivale et ceux qui l’avaient préférée à moi étaient du même monde, le même moule. Ils s’étaient reconnus !

Aujourd’hui, je suis moi-même impliqué dans nombre de missions de recrutement, et j’ai pris mes distances par rapport à cette expérience fondatrice, une certaine distance… Mais je reste vigilant.

Être du même monde

Et je l’observe régulièrement. Il suffit qu’un client et un candidat partagent (parfois à leur insu) les mêmes habitus (Bourdieu), les mêmes références et les mêmes codes (comportementaux, langagiers, voire vestimentaires…) pour que l’entretien de recrutement exprime une appréciation mutuelle (ils se reconnaissent), pour qu’il inspire à l’employeur une disposition favorable qui constitue un biais puissant dans l’évaluation des potentiels réels du postulant. Recruter cette personne est une évidence...

Être du même monde, ce n’est pas exclusivement être de la même classe sociale. On peut être de la même corporation, de la même formation, spécialistes d’une même technique… L’important est que toute communauté développe ses codes singuliers (pas exclusivement langagiers) qui la soudent, qui la différentient, qui lui confèrent sa forme de distinction… qui excluent l’altérité. Il n’est qu’à écouter les membres de tel ou tel secteur d’activité, celui des investisseurs par exemple, ou encore celui du monde du logiciel libre. Leur lexique si particulier est incompréhensible pour le commun. Ils sont entre eux.

Nous sommes en entretien. Un directeur d’entreprise se sent bien avec un candidat : ils partagent les mêmes vocables, les mêmes codes. Un vrai plaisir ! Ce directeur l’ignore, mais il est en danger. L’entretien est dénaturé. Ce n’est plus un entretien de recrutement. Presque déjà un bavardage complaisant.

Dans un entretien de recrutement, chacune des parties s’attache à recueillir des informations qui lui permettront de prendre une décision éclairée. Mais entre ce directeur et le candidat de son cœur, entre ces deux personnes d’un même monde, la communication est devenue moins informative, et plus intégrative. Comme dans une causette entre voisins natifs du village. On parle surtout pour le plaisir de parler de la même chose et de la même manière, pour renforcer le sentiment d’appartenance. Pas pour informer, ni pour s’informer. On n’apprend rien, rien de son interlocuteur, rien de ses compétences ni de sa personnalité.

Cooptation

Par leur connaissance du milieu, leur connaissance du nom de tous ses acteurs, de son histoire, de son vocabulaire, voire des concepts usités… certains candidats donnent une impression très favorable : mais sans rien prouver de leurs compétences, de leur efficience… Quand ces candidats s’expriment, ils ne communiquent pas : ils se satisfont d’envoyer des signaux de connivence, des signes d’appartenance, de reconnaissance… des clins d’œil ! On s’entend bien, dit-on, on se comprend sans avoir à s’expliquer… Tant mieux puisqu’on ne s’explique rien, puisqu’on n’échange que très peu d’informations. Des clins d’œil, disions-nous : il s’agit moins de convaincre que de charmer.

Le piège est de se recruter entre nous. Qui se ressemble s’assemble. Moins un recrutement qu’une cooptation (selon le Grand Robert : « admission d’un membre dans une société, sans qu’il remplisse toutes les conditions requises »).

D’autres parient sur la diversité. Ils recrutent une femme dans un métier d’hommes, un littéraire pour une activité technique, un autodidacte dans une population de diplômés, un premier ingénieur dans une équipe de débrouillards, un vieux parmi des jeunes… Il s’agit d’enrichir son jeu avec de nouveaux atouts.

Verroteries

Dans telle ou telle entreprise, l’heure peut ne pas être à la diversification des compétences. Mais même dans ce cas, les lois nouvelles nous incitent à éviter toute forme de ségrégation. Et la rareté des candidatures nous invite à nous affranchir des stéréotypes.

Une formation et un parcours orthodoxes ne garantissent pas la performance future, chacun le sait. Et pas plus la connaissance superficiellement “journalistique” d’un secteur d’activité, ni la maîtrise de ses codes. Chacun le sait… et chacun peut l’oublier tant sont puissants les stéréotypes qui altèrent notre jugement. 

S’affranchir des stéréotypes, c’est s’attacher à détecter la valeur réelle d’une candidature sans se laisser hypnotiser par la verroterie des signes d’appartenance.

Se plier aux stéréotypes, c’est s’assurer qu’une personne est des nôtres avant même de se l’attacher. C’est choisir le semblable. Du pareil au même

L’entreprise y perdra. Que vaut une unité née de l’uniformité ?

Le dynamisme d’un corps social, son inventivité, sa capacité à évoluer, bref, son adaptabilité sont largement corrélés à sa diversité.

Les stéréotypes qui sévissent appauvrissent nos recrutements. S’y plier ne permet pas d’enrichir une équipe, seulement de l’agrandir.

L’ennui naquit un jour de l’uniformité. La médiocrité aussi.

Stéphane Chekroun

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